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IL N'EXISTE PAS D'AUTRE AVENTURE QUE LE QUOTIDIEN.
L'homme croit jouir de la liberté par la pensée. En réalité, il n'existe aucune liberté de l'esprit. Le nôtre, que nous croyons générateur d'infini, ne possède pas plus d'autonomie que le rongeur enfermé dans une cage. Nos vagabondages mentaux sont dérisoirement mesquins. Nous les ressassons, certains d'être spirituellement sans limites, alors que rien n'est plus étriqué qu'une cervelle humaine. Notre horizon imaginaire dépasse à peine celui de notre vue. Les plus grands penseurs ne sont que des pourvoyeurs d'illusions et nous font croire au faux pour masquer le vrai. Très sincèrement, j'encule Montaigne malgré ma dilection pour le bordeaux.
Que cette brutale prise de position ne t'indispose pas, lecteur hagard. Ces misérables lignes constituent un pauvre jet de vapeur. Entre elles et un pet de cul-de-jatte, il n'y a qu'une odeur et une soixantaine de centimètres de différence.
Je te reprends donc mon récit à l'instant où nous sommes accroupis devant le cadavre entiroiré du père Chatounet.
Un qui en bave les auréoles de tous les saints de sa basilique, c'est le brave chanoine Prandeloigne. Au cours de ses pèlerinages à Lourdes, il a vu un danseur étoile tomber paralysé et la frite de Miss France se couvrir de bubons gorgonzolesques ; mais un pareil prodige, il mettra son solde d'existence à se le remémorer.
Il joint les mains sur l'arête de son nez, en une contrition pas piquée des vers et balbutie :
- Seigneur ! Ô Seigneur ! Pourquoi nous a-t-il-Tu abandonnés ?
Reproche immérité car c'est SEULEMENT le missionnaire qui l'a été.
Plus résigné, au lieu d'envoyer un vanne à mon Créateur, j'entreprends d'examiner le cadavre.
Très vite, je pige qu'on a estourbi le religieux d'un coup violent sur la nuque, puis strangulé à l'aide d'une cravate encore fixée à son cou.
Cette pièce d'étoffe est un élément à bas prix, achetée en d'autres temps dans une grande surface. Pure viscose, elle est noire et luisante d'usure. Il s'agit, sans aucun doute, de celle du religieux. On la lui a « empruntée » après le coup de buis, histoire de parachever son décès.
Sa « mission » remplie, Salami s'est couché dans un angle de la pièce et somnole, le pif à quelques centimètres de ses roustons. Cher clébard zélé, il mérite bien de souffler un peu.
- Je pense aux conséquences ! gémit le Chanoine. Quel scandale !
***
La chaisière, le bedeau, un abbé, deux religieuses de ménage dominicaines (non par leur ordre mais par leur pays d'origine) ; plus le bon chanoine, évidemment.
Ton serviteur procède à un interrogatoire pointu. Il en ressort que le père assassiné, la messe « basse » achevée, est venu se dessaper dans la pièce où nous sommes et n'a plus reparu.
Seule, l'une des deux religieuses l'a vu y pénétrer alors qu'elle promenait l'aspirateur dans le couloir. Celle-là même qui avait préparé son petit déjeuner.
Je modifie la trajectoire de mes questions.
Quelqu'un aurait-il aperçu un individu, voire une individuse, étranger (ou gère) à la basilique ?
Réponse : nenni.
Tout se déroulait comme chaque jour dans l'harmonie d'une routine parfaitement établie.
Cependant, le meurtrier s'est bel et bien introduit dans les locaux, y a commis son crime et s'est remporté, cela au moment où la vie commençait à reprendre !
Par exemple, on peut se dire que, pendant la séance d'aspirateur, il se trouvait déjà à pied d'œuvre dans le vestiaire, guettant le retour de l'officiant. Son assassinat accompli, il est reparti sans être vu ! Quelle audace ! Doit avoir des nerfs d'acier, ce tueur de prêtre.
- Personne ne l'a assisté pour dire la messe ?
- Si, moi, fait la chaisière avec qui j'ai eu des mots.
- Vous n'auriez pas remarqué quelqu'un qui l'aurait observé pendant l'office ?
- Il y avait peu de fidèles à cette heure.
- Justement : ils étaient plus facilement repérables.
Elle scrute sa mémoire et cigogne des endosses.
- Franchement, je ne vois rien de particulier...
Et puis elle se tait, comme saisie d'une idée subite, diraient des plumitifs du rayon prêt-à-porter.
- Encore que...
Mille fois je te l'ai répété : ne jamais brusquer le sujet aux prises avec sa mémoire.
Je patiente, sans trop céder à l'espoir, lequel, souvent, tourne court. L'être humain est un instrument (à vent, pour ce qui est de Béru) ne jouant pas à la commande.
La rate d'église finit par murmurer :
- Au premier rang des fidèles présents se trouvait un prêtre que je n'avais encore jamais vu : un Asiatique. Il ne perdait pas le pauvre père des yeux. Ce qui m'a surprise, c'est qu'il semblait étranger à la liturgie.
- Qu'entendez-vous par là ? lui demandé-je-t-il de préciser.
- Il s'agenouillait ou se signait à contretemps comme un homme possédant mal les rites de notre sainte Mère l'Église. Troublant de la part d'un ecclésiastique 10, vous ne pensez-pas ?
- En effet. Voyez-vous quelque chose à préciser ?
- Lorsque le père Chatounet a eu achevé sa messe, le prêtre en question s'était déplacé pour s'approcher de la sacristie. Ensuite, je ne l'ai plus revu.
- Eh bien ! voilà qui ne manque pas d'intérêt ! la complimenté-je.
Usant de mon « portable », comme on dit puis de nos jours d'exiguïté planétaire, je tubophone à mes camarades de la Crime en leur signalant le meurtre et en leur recommandant la plus grande discrétion.
Cette seconde partie de mon discours me vaut une action de grâces de derrière les fagots que le chanoine tenait en réserve pour une grande occasion.
Qu'il en soit remercié.